12 millions d’œnotouristes ? Et moi, et moi, et moi…

12 millions d’œnotouristes ? Et moi, et moi, et moi…

Passé la griserie d’une célébration aux contours incertains, le vignoble le plus iconique du monde veut il se donner les moyens de rester une véritable destination face à des niveaux de concurrence stratosphériques des grands vignobles touristiques du monde. Les questions qui fâchent et quelques pistes.

par Léo Gabillard, fondateur de Vinovillage, juriste et associé de ScenoStory (scénarisation et conception d’expériences de visite et d’événements)

Les chais Antinori en Toscane, la restauration et l’hébergement sont pleinement intégrés dans le dispositif de production et de valorisation des vins de la famille. L’Italie et L’Espagne regorgent de ces « wine resort » spectaculaires qui marquent l’imaginaire et sont pensés pour le séjour. 

Les chiffres record annoncés par Atout France de 12 millions d’œnotouristes venus en France en 2023* sont célébrés et repris partout en cœur par une filière qui subit trop de mauvais coups pour ne pas se réjouir d’une apparente bonne nouvelle.

Ayant depuis dix ans mis plus qu’un pied dans le secteur, et comme fervent défenseur de la réhabilitation d’une culture du vin et, au-delà, de tout effort collectif de fructification d’un riche leg de savoir-faire, de patrimoine historique et vivant, je ne peux qu’y voir un signe favorable. Ce qui ne m’ôte pas quelques questions.

Je vais être très honnête, je n’ai toujours pris qu’avec des pincettes ce genre de statistique. D’abord parce que je ne sais pas définir précisément ce qu’est un « œnotouriste ». Autant je vois assez bien comment définir un touriste, autant l’œnotouriste, là, j’avoue être plus circonspect… Est-ce un touriste dont la raison exclusive ou déterminante du déplacement est liée à l’existence d’un vignoble, d’une offre de visite de cave ou de dégustation ? Est-ce un touriste qui va faire durant son séjour une, deux, trois visites de cave ? A partir de quel taux d’activité liée à la découverte du vignoble sur l’ensemble du séjour décide ton qu’il s’agit d’un « oenotouriste » ? Ou bien compte-t-on tous les touristes résidant dans une localité ou une région dans laquelle le vignoble est un pilier de l’offre touristique ? Mais comment dans ce cas évalue-t-on cette part du vignoble dans l’offre globale ? Quid du touriste qui, ne poussant la porte d’aucune cave ou domaine, consomme cependant des vins locaux durant tout son séjour dans les restaurants et les bars à vins ?

Admettons que les questions sont sans fin, et qu’à l’instar des sondages dont la question détermine souvent la réponse, les choix définitoires de ce concept insaisissable sont nécessairement arbitraires. Surtout, cette approche a un défaut, qui celui d’isoler artificiellement « l’œnotourisme » du tourisme en général. Et cela a des conséquences dans les politiques publiques susceptibles de s’ensuivre.

©C.Helsly/AtoutFrance

En 2018, l’ancien ministre Hervé Novelli lançait les « 1ères Assises nationales de l’œnotourisme » et la création d’un Conseil Supérieur de l’œnotourisme, tout un poème…à la française… Crédits photo : C.Helsly/AtoutFrance

La République des Labels

A Clémenceau qui aurait dit « pour enterrer un problème, créez une commission », l’Etat post-politique a pris l’habitude de créer des labels pour cacher sa nudité. C’est une trouvaille remarquable : notez que ça ne coûte presque rien, ça occupe des agences à traiter des dossiers et à générer des audits, et ça fait autant plaisir à celui qui le donne qu’à celui qui le reçoit. Enfin, ça favorise de grandes réunions d’autocongratulations entre élus comme celles que j’ai vécues à répétition. La volonté de ces derniers n’en est pas moins louable et la plupart du temps sincère. Mais la forme même des cadres de l’action ruine souvent son efficacité réelle.

A la fin, la stratégie est souvent la même, on forme les vignerons à l’accueil, on l’aide à réaliser quelques travaux d’accessibilité et d’embellissement, et à se payer une jolie plaquette, ou à se former aux réseaux sociaux comme si le vigneron était encore l’Homme des cavernes terrorisé devant une famille de hollandais.

Démultiplier les points de visite, pour quoi faire ?

Il en résulte une offre pléthorique de caves et domaines « ouverts » proposant à peu près tous la même chose et peinant en général à se démarquer. Le message central est celui du vin – donc les enfants, prière de vous occuper avec la boite à coloriages- et de l’histoire du domaine (vigneron depuis x générations ou ex-courtier en cryptomonnaies voulant se reconnecter à la nature).

Pour finir, on a démultiplié les points de visite, ce qui n’est pas négligeable, mais pour quelle rentabilité ? Au plan collectif, on peut évidemment se réjouir de cette profusion d’offre, ne serait ce que parce qu’elle a permis la reconstruction d’une relation directe entre les vignerons et les consommateurs.

Au plan qualitatif hélas, c’est surtout un saupoudrage de moyens et un peu de poudre aux yeux des vignerons qui pourraient croire que cette activité va leur ouvrir à tous de nouvelles perspectives. Dans les faits, si mécaniquement le nombre de touristes qui passent la porte d’une cave ou d’un domaine a augmenté du fait de l’augmentation de l’offre, ce chiffre dissimule aussi une dilution des moyens des vignerons comme de ceux qui les visitent.

Serons-nous gagnants à moyen long terme ? Des domaines dont les ¾ font moins de 20 ha ne peuvent avoir vocation à devenir tous des sites d’accueil autonomes. Tout vigneron n’a pas vocation à devenir un hôte et ce n’est pas non plus souhaitable. Quel investissement et pour quel résultat attendu ? Nous n’organisons pas une offre oenotouristique si nous ne pensons pas d’abord à l’intégrer comme un élément d’une offre touristique globale. Or, le tourisme, c’est d’abord un point de chute, un hébergement, de la restauration et de l’activité entre se lever, manger et dormir.

Ne pas se tromper de métier

           Crédits : Affiche des Vignerons Indépendants publiée par l’Office de tourisme Médoc-Vignoble

J’ai vu beaucoup de vigneronnes et de vignerons particulièrement excellents dans leur travail, me demander comment faire de l’œnotourisme avec en toile de fond la volonté – légitime- de vendre davantage au caveau, là où le circuit est le plus court, la fidélisation à portée et les marges plus élevées. Il y a un problème d’objectif, le commerce de bouteilles et le tourisme répondent à des logiques bien différentes.

L’accueil, la création d’une gamme d’activités à même de séduire toute une famille – rangez les pots de crayons de couleur- et l’élaboration d’une scénographie des lieux à même d’attirer l’œil au moment de préparer son itinéraire – ce qui implique des compétences précises de communication- la capacité à transformer une histoire en univers presque filmique pour marquer les esprits et fidéliser, tout cela requiert des compétences hautement spécialisées si on veut faire les choses bien et créer de la valeur, et donc du temps -que le vigneron n’a pas- et des moyens.

Faire venir et faire séjourner : clé de l’économie touristique

Sans idéaliser le modèle du « wine resort » à l’anglo-saxonne où l’on peut trouver dans un lieu magnifique au milieu des vignes des restaurants thématiques, de l’hébergement insolite et d’autres activités liées non seulement au vignoble mais plus largement à un art de vivre, on doit toutefois s’en inspirer pour s’assurer de se renforcer comme une véritable destination.

Dès lors, on comprend bien que c’est une démarche très large qui nécessite de penser en même temps une chaîne de collaboration et d’expérience entre les points d’intérêt et d’activité (qui peuvent être des vignobles mais surtout pas que), de la restauration soignée, originale et une offre d’hébergement identifiable.

Dans ces conditions, on voit bien que les seuls qui réussissent ce combo remarquable sont souvent des professionnels de l’hôtellerie ou des loisirs reconvertis dans le vignoble, et souvent dotés de moyens d’investissement spectaculaires. En effet, plus le touriste passe de temps sur le domaine, plus il s’y attache, noue un fil d’expérience avec lui et plus il devient un ambassadeur. Sauf que pour le faire rester, il faut de l’imagination, des moyens et un spectre de compétences et de métiers dont le vin n’est pas l’épicentre, mais a tout a y gagner.

A Assignan, dans le vignoble de Saint-Chinian, un couple d’investisseurs a investi tout le village pour en faire un véritable « hôtel horizontal » dédié au vin et à l’art de vivre en Languedoc. 3 restaurants à l’identité forte, un speak easy, et une large offre d’activités dont le vin est une trame de fond mais non exclusive. Les vins du domaine, qui est à l’écart du village , sont servis partout et déclinés avec une forte valeur ajoutée. ©VillageCastigno

Regrouper les moyens et les ambitions : favoriser des « wine resort » à la française

A l’instar des domaines qui se regroupent pour mutualiser leur force commerciale ou des étapes de leur production, la production touristique d’un vignoble n’échappera pas à ses regroupements de moyens et d’ambition. Chacun doit pouvoir faire son métier le mieux possible, et pour cela je ne connais pas meilleure précision que la spécialisation. Que ce soit par proximité physique au sein d’un même vignoble ou d’une AOP, ou au contraire pour élaborer une offre à une échelle géographique plus large, les collectivités doivent plus que jamais favoriser des formes nouvelles de regroupements d’intérêt et de moyens, pour hisser le niveau de l’offre au niveau réel de la concurrence internationale et de la clientèle qu’on prétend vouloir attirer.

Sans renier notre identité, et la taille humaine de nos exploitations, on doit pouvoir écrire des histoires communes à l’échelle d’appellations ou pourquoi pas de villages, en organisant à plusieurs et nécessairement avec des professionnels de la restauration et de l’hébergement (de l’hôtel  à un simple service de conciergerie qu’on peut mutualiser pour gérer la vingtaine de gîtes vignerons disponibles sur une localité et pour lesquels les vignerons s’épuisent dans la gestion).

C’est à ce prix qu’on pourra prétendre être au niveau de nos ambitions, créer réellement une chaine de valeur à l’échelle d’un territoire et maintenir plus longtemps sur place une clientèle captive et finalement captivée. Le droit des sociétés offre de nombreux modèles d’associations d’intérêts et de projet, explorons-les. Appelons ça œnotourisme s’il l’on veut, peu importe, mais travaillons à la hauteur de nos ambitions et donnons-nous les moyens de nos prétentions en créant de vraies locomotives comme la Provence et le Languedoc ont déjà la chance d’en avoir. Nous n’avons pas besoin de label pour cela, mais d’imagination et de sens partenarial.

En Provence, des collectionneurs d’art ont investi le vignoble, pour y créer des « resort » où l’ont peut séjourner plusieurs jours sans risquer de s’ennuyer. Le domaine est ici le point de départ thématique du spot et la scénographie des lieux génère des images fortes qui appellent l’envie de destination. Voir entre autres Château La Coste, Commanderie de Peyrassol… Crédits : ©ChateauLaCoste