Analyse. Vin & climat : réussir la transition…des consommateurs

Le défi de la transition écologique du vignoble n’est pas l’affaire seule des vignerons. Au risque de surprendre, elle est même d’abord le défi des consommateurs, et loin du réflexe sans vision du « consommez plus ». Sans cette transformation consciente et exigeante de notre rapport au vin et plus largement au vignoble, le combat des vignerons, aussi résolu soit-il, pourrait bien ressembler à celui de Don Quichotte contre des moulins à vent.

Progression du degré d’alcool qui semble immaitrisable, fréquence historique de gels de printemps qui ruinent le vignoble dans des proportions inédites, émergence de nouveaux vignobles à la faveur du réchauffement climatique, baisse structurelle de la consommation dans les pays dont le vin faisait figure de culture inscrite dans le quotidien, transformation des habitudes alimentaires…. Le réchauffement climatique et les transformations humaines et sociales qu’il implique verse les vignerons dans un véritable vertige qui en interroge plus d’un sur son propre avenir et sur celui de son métier en général.

Si la feuille de route des efforts déjà entrepris et à entreprendre pour les années et décennies à venir est relativement bien connue, et de plus en plus observée, de la filière, il en est une autre, tout aussi lourde, qui reste à dessiner : celle des consommateurs.

Se réapproprier une consommation locale

Relocaliser la consommation, voilà bien un discours qui sonne comme une nouvelle banalité quand on parle alimentation. Mais le vin, porteur d’un terroir et d’une historiographie liée au voyage et à l’exportation dont les vertus sont célébrées par l’égo national du « rayonnement de la France », échappe à cette tendance. Tout au contraire, la mondialisation a dessiné pour le consommateur un nouvel eldorado qui emprunte bien davantage au raffinement valorisant du commerce des épices qu’aux questionnements éthiques et qualitatifs de l’agroalimentaire mondialisé.

Sans faire l’impasse sur les découvertes formidables des vins du monde, il nous appartient de nous réapproprier quand c’est le cas le vignoble dans lequel nous vivons. Changer de paradigme et rechercher moins le voyage que la valorisation d’un élixir local, véhiculant un véritable sentiment d’appartenance à des paysages et à une esthétique progressivement reconquise par une viticulture respectueuse, qui achève en contrepartie de se débarrasser des vilaines habitudes d’une parenthèse à oublier.

 

Accepter et réintégrer la valeur du temps

De la même manière que le temps passé à table ou à cuisiner s’est considérablement réduit avec l’essor de l’industrie agroalimentaire et l’importation de la « fast culture », notre rapport au vin est venu normaliser la consommation de vins jeunes et ritualiser, à grand renfort de marketing, la chasse d’un millésime par un autre, avec une obsession socialement partagée de la « fraîcheur ». La vinification elle-même s’est normalisée et a normalisé ces goûts qui ont l’avantage d’écouler les stocks.

Dans une époque où il faudra peut-être faire l’impasse d’une année sur quatre plutôt qu’une année sur quinze avec la fréquence nouvelle des gelées tardives, nous avons l’opportunité de redonner de la valeur au temps.

A cet effet, les vignobles historiques qui ont opté de longue date pour des vins de garde sont beaucoup mieux armés et voient dans cette difficulté le confortement de leurs choix. Si cela implique pour les vignerons de voir d’abord le stock comme une valeur avant d’y voir une charge, cela implique pour le consommateur de modifier là aussi son rapport au temps.

A l’instar du mouvement « slow food » qui s’organise pour résister et reconquérir le temps de vivre, une culture du « slow drink », qui valorise l’écoulement du temps, accepte de prendre sa part, y compris financière, à ce retour au sens historique du « millésime », s’impose.

Il y a là en réalité des opportunités commerciales pour la filière en même temps qu’un gain en valeur professionnelle et qu’un défi en talent. Cela appelle d’imaginer des nouveaux modes de commercialisation différée, offrant pourquoi pas la possibilité aux clients de conserver ses flacons dans les caves du vigneron ou dans d’autres caves partagées à inventer, qui peuvent devenir autant de lieux de partage et d’expérience, et offrent aux vignerons d’intégrer dans leur prix de vente la location d’un espace-temps reconsidéré.

Renouer le lien direct avec le vigneron et le vignoble

Nécessairement, quand on parle de nouveau consommateur, on doit s’intéresser au canal qui l’amène jusqu’à la consommation finale.

C’est sans aucun doute le plus gros défi et pour les vignerons et pour les consommateurs, spécialement pour les générations qui viennent : retrouver la culture de la vente / de l’achat au domaine. Mais à l’évidence, pour retrouver cette culture autrefois enracinée, celle qui m’a fait connaître les joies de la mise en bouteilles annuelle, en famille, des vins achetés en vrac chez notre vigneron attitré, il faut la réinventer. Puisqu’ainsi qu’on vient de l’énoncer, l’heure n’est plus à la grande consommation des vins de table, et encore moins au mono-approvisionnement. Le client, qui se rêve en connaisseur, a soif de découvertes et le fichier client sera désormais des plus volatile.

Cela tombe bien, si tous les clients se mettent eux-mêmes à dessiner une véritable rotation, alors il faut leur offrir ces découvertes et ces rencontres. A la faveur d’une montée en qualité du moment de consommation, plus rare mais mieux valorisé et partagé, il faut massivement investir le champ « expérientiel » du vin.

Si cela suppose que le vigneron l’investisse, cela suppose d’abord que les consommateurs l’investissent, en recherchant avec leur achat une véritable expérience au contact d’un paysage, d’un contexte, d’une rencontre. Loin des habitudes de la simple dégustation gratuite au domaine, le consommateur doit accepter de donner de la valeur au moment qu’il recherche désormais autant que le « produit » lui-même. La dégustation elle-même doit devenir le centre de cette reconquête du temps de vivre dans une nouvelle société du loisir – y compris du loisir simple et accessible – qui se dessine chaque jour.

Un rôle nouveau et… du plaisir !

Les domaines et les caves sont au défi de cette transformation dans les lieux, les paysages et les histoires qu’ils veulent offrir dans une gamme nouvelle qui s’intéresse autant au visiteur qu’à l’acheteur. Mais ils ne sont pas les seuls, d’autres lieux, d’autres acteurs doivent émerger et accompagner cette transition porteuse de valeur.

Dans cette perspective nouvelle, les outils et réseaux de distribution ne doivent être observés que comme un médiateur vers la relation directe au domaine. Passer des rayonnages des supermarchés aux rayonnages virtuels des plateformes de vente en ligne, à l’authenticité souvent tout aussi virtuelle, n’est pas changer ses habitudes, c’est juste translater une absence d’effort vers un autre service apparemment gratuit, tout aussi dangereux pour le vigneron à terme.

Le numérique, dont il faut rappeler qu’il n’est qu’un outil auquel on donne l’emploi et le sens qu’on veut, doit être appréhendé des deux côtés comme ce nouveau moyen de médiation -à l’efficacité exponentielle- vers la relation directe et l’expérience physique, et surtout pas comme le nouveau substitut aux réseaux déclinants de la grande distribution, au risque d’achever la désincarnation d’un produit qui n’a jamais eu autant besoin d’incarnation.

En somme, réussir la transition durable du vin et du vignoble, c’est peut-être cesser de se comporter en simple consommateur et investir pleinement un rôle conscient, économique mais aussi social et politique, dans les défis de cette économie toujours fragile, et – ce n’est pas la moindre des données- y rechercher de nouveaux terrains de plaisir.