Vous remettrez du bleu au ciel… ? Tribune de Léo Gabillard

Par Léo Gabillard, juriste, chargé d’enseignement en sciences politiques et communication publique. Président de Vinovillage

La viticulture se trouve face à une crise inédite dans son histoire, qui n’est pas celle de la consommation, mais au delà, une crise culturelle. Pour la première fois, les vignerons sont impuissants, par nature, à la régler seuls. Nous qui sommes attachés à cette culture et à cet art de vivre, il nous faudra plus que nous justifier pudiquement, ou rechercher des innovations à la marge. Il nous faut assumer un combat culturel d’ampleur, et ne plus nous soumettre.

« L’épopée des vignerons »

En ce moment, France Télévisions rediffuse un documentaire sorti en 2022, « L’épopée des Vignerons » (france.tv/…/3843847-emission-du-mercredi-7-septembre-2022  Hauteville Productions / France TV Réal. E. Nobécourt). Celui-ci revisite plusieurs siècles d’Histoire au cours desquels le métier de vigneron est devenu un métier à part, loin des fonctions éminentes de l’agriculture nourricière – quoi qu’il ait partagé un temps une partie de celles-ci. C’est dans un large spectre culturel que s’inscrit cette « épopée », décrite comme telle en raison des multiples crises, conquêtes, reconquêtes, et défis qui ont tissé le fil de l’histoire viticole.

Le documentaire montre combien un métier millénaire a su triompher d’obstacles souvent pressentis comme mortels au rang desquels la crise phylloxérique tient, peut être jusqu’à aujourd’hui, la tête du palmarès. Il a le mérite de fonder tous les espoirs permis dans l’exceptionnelle résilience de la communauté vigneronne et la méthode Coué, après tout, a ses mérites temporaires pour convoquer ce qu’il faut de confiance et de rassurance, au moment où celle-ci semble se dérober chez la plupart des vignerons que je rencontre. On ne peut triompher de rien sans la confiance, ce pourquoi le doute est une affaire de dosage : sans lui, le danger invisible, en surdose, le danger de l’effondrement.

Cependant, ce documentaire de 2022 est déjà daté trois ans après sa réalisation, tant il occulte un élément clé pour comprendre la situation dans laquelle se trouve la viticulture aujourd’hui, spécialement en France, et peut-être plus largement en Europe. Certes la crise climatique est un défi colossal, qui s’installe depuis déjà un certain temps, et qui menace l’équilibre économique et la pérennité de bien des domaines. Mais cette crise ressemble à toutes les précédentes, c’est une crise de la production et comme toutes les autres elle trouvera sa réponse – et la trouve déjà – dans l’ingéniosité et la résilience de la profession, qui ne sait jamais mieux s’organiser que dans ce type d’adversité, et qui détient à elle seule, les ressources humaines pour la traiter.

La première crise culturelle du vin

Mais le document occulte une autre crise, sans aucun doute plus inédite, plus profonde, et plus grave : celle de la consommation, qu’il ne faut voir que comme le symptôme aigu d’un problème plus profond : une crise culturelle.

Plus inédite parce que pour la première fois, la résolution des crises de production ne porte pas en germe un nouveau cycle euphorique, porté par une constance de la demande, voire son augmentation. Plus profonde parce que la profession seule, est pour une fois pratiquement impuissante et ne peut mobiliser en elle-même les ressources d’une solution d’ampleur. Plus grave enfin parce que son mouvement paraît plus linéaire que circulaire et qu’on ne voit pas, sans réaction sociétale à la mesure du choc, ce qui pourrait demain remettre du bleu au ciel.

A la différence des crises précédentes que retrace le documentaire, l’entre-soi proactif, les solidarités finalement viscérales qui se nouent au sein de la profession ne suffiront pas à enrayer celle-ci. Evidemment, ces solidarités et l’esprit collectif sont toujours aussi nécessaires, mais dans un contexte qui réunit tous les éléments pour les faire imploser. Il faut un esprit pionnier, un esprit d’innovation, mais rechercher la tendance de telle ou telle fraction conceptuelle d’une société devenue plus liquide que jamais ne suffira pas. De même, être toujours plus qualitatif, vertueux écologiquement et socialement, transparent, ne suffira pas. Les attentes fortes de qualité, de vertu et de transparence supposent la vigueur d’un intérêt sociétal en progression et un appétit suffisamment étendu pour sa connaissance.

Hors ici, par le jeu trouble du relativisme des valeurs, par l’éloge du déracinement et le culte de l’individu, la ringardisation de toute forme de tradition ou sa ré exploitation folklorique marketée des atours d’une nostalgie fantasmée et tournée en dérision, les liens entre la population et son vignoble se sont considérablement affaiblis, dans les métropoles comme aussi, dans les villages. Plus grave, les conséquences  à distance de cet affaiblissement se lisent aujourd’hui dans la perte des réflexes de transmission locale ou intra familiale. Il est déjà loin le temps où tout petit, mon instituteur nous emmenait visiter vignes et caves du village, dans un geste délicat de sensibilisation tout à la fois naturel, social et culturel, loin du caractère anxiogène d’avertissements sanitaires inappropriés à cet âge et qui auront tout le temps de prendre leur place après, laissant à l’enfance son élan simple de découverte, dans lequel des esprits dogmatiques voient désormais un dangereux embrigadement.

Boisson de l’élite et boisson du peuple : le miracle bacchique

Lorsque le vin a cessé d’être un aliment en raison des progrès de l’eau potable, c’est son incarnation dans les codes sociaux de l’élite qui a poursuivi l’inspiration d’un intérêt populaire, féru d’en imiter les codes. Le souffle sanitariste et hygiéniste s’exerce aujourd’hui sur ces deux fractions essentielles de la culture sociétale du vin.

Sur l’élite – ou ceux qui se vivent comme tels – il prend les atours du « bien-être » injonctif, qui fait basculer les représentations de l’accomplissement et de la réussite dans un monde instagrammable où le summum du luxe a les couleurs trop vives d’un pokebowl, du kombucha de 16 heures entre une réunion de cadres aux airs trop concernés pour être efficients, avant une séance de yoga pour nettoyer l’impureté du monde et se recentrer sur soi-même, nouveau Dieu vivant. Sur les milieux populaires, il prend les tons infantilisants et impérieux de la normalisation des corps sous le masque commode et incritiquable de la santé publique.

Aux classes « in », la douce mythologie prescriptive du bien-être et du soin de soi, aux classes « out », l’injonction sanitaire dont le bonheur réside exclusivement dans les malheurs qu’on évite. D’un côté le culte du corps comme nouvel outil de représentation sociale, de l’autre la menace stigmatisante d’un alcoolisme à la Zola.

Le piège discursif de la justification

Devant cette montagne de prêt-à-penser et de néo-conformisme, nous voici condamnés à prendre des pudeurs de gazelle pour défendre du bout des lèvres les joies d’une culture partagée, d’un enracinement séculaire, d’une grande variété de rites sociaux qui sans revendiquer la vertu morale, recherchent l’adoucissement des âmes dans une convivialité ouverte. Celle-là même où le sentiment d’appartenance a son lot de grotesque et d’admirable tout à la fois, où la transmission culturelle joue justement son rôle de catalyseur des excès, qui seuls sont le siège de l’ignorance.

Eh bien oui, la culture du vin, son origine essentiellement artisanale et paysanne, par opposition aux alcools industriels, oui, le bonheur social d’une connaissance qui nous lie, à des degrés de complexité variables, sont d’abord un atout dans la lutte contre l’alcoolisme ouvrier, mondain, fonctionnel, qui germent dans la solitude, le sentiment de n’appartenir à rien et l’absence de repères partagés.

Et oui j’ai l’outrecuidance de penser que cette culture ainsi défendue et conscientisée peut contribuer à la bonne santé du corps social tout autant que les injonctions hygiénistes, qui pour être fondées en valeur, font trop peu de cas dans leur communication moralisatrice des fuites instinctives de l’esprit humain. Il suffit de rappeler combien l’épisode prohibitionniste américain fut d’abord une catastrophe sanitaire et sociale.

Assumer un combat culturel et un contre discours offensif

Mais je crois surtout que notre objet doit être ailleurs et qu’il ne doit justement plus tenter de se justifier en vain dans un cadre argumentatif fourni par ceux qui haïssent dogmatiquement cet art de vivre qu’ils portent en déviance de rustre.

Les vignerons et tout ce qu’on nomme par manque de poésie une « filière » ne pourront se sauver seuls. L’innovation peut avoir sa place, mais elle tentera juste de retarder la désaffection tant que nous n’assumons pas, à leurs côtés, un combat culturel et politique clair et d’ampleur. Il impose, pour être partagé, d’offrir un visage nouveau, qui ne cherche ni les accents excessivement nostalgiques d’un passé idéalisé, ni la fuite en avant qui transforme le vin en boisson interchangeable, au risque de lui ôter la force de sa valeur immatérielle et distinctive.  Il impose aussi, pour livrer bataille, d’assumer un contre discours qui cesse de se soumettre à la moraline du temps.

Nous ne voulons pas seulement être en bonne santé. Nous voulons d’abord être heureux, le plus longtemps possible évidemment, mais être heureux et laissés libres des voies qui mènent à ce simple dessein, depuis le bistrot de quartier à la place du village en passant pourquoi pas par un yoga matinal, lesquels, cela tombe bien, ne sont pas incompatibles.